Parmi ces ténèbres de la vie civile, un juge qui est sage montera-t-il ou non sur le tribunal? il y montera sans doute , car la société civile, qu’il ne croit pas pouvoir abandonner sans crime, lui en fait un devoir, et il ne pense pas que ce soit un crime de torturer des témoins innocents pour le fait d’autrui, ou de contraindre souvent un accusé par la violence des tourments à se déclarer faussement coupable et à périr comme tel, ou, s’il échappe à la condamnation, à mourir, comme il arrive le plus souvent, dans la torture même ou par ses suites ! Il ne pense pas non plus que ce soit un crime qu’un accusateur, qui n’a dénoncé un coupable que pour le bien public et afin que le désordre ne demeure pas impuni, soit envoyé lui-même au supplice, faute de preuves, parce que l’accusé a corrompu les témoins et que la question ne lui arrache aucun aveu . Un juge ne croit pas mal faire en produisant un si grand nombre de maux, parce qu’il ne les produit pas à dessein, mais par une ignorance invincible et par une obligation indispensable de la société civile, mais si on ne peut l’accuser de malice, c’est toujours une grande misère qu’une obligation pareille, et si la nécessité l’exempte de crime, quand il condamne des innocents et sauve des coupables , osera-t-on l’appeler bienheureux ? Ah ! qu’il fera plus sagement de reconnaître et de haïr la misère où cette nécessité l’engage, et s’il a quelque sentiment de piété, de crier à Dieu: « Délivrez-moi de mes nécessités ! »
Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre 19,06