Le sujet idéal de la domination totalitaire est celui pour qui la distinction entre le vrai et le faux n’existe plus.

D’un côté, la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert , de l’autre, la force autocontraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres : toutes deux se correspondent et ont besoin l’une de l’autre afin de mettre en marche le mouvement régi par la terreur, et de le maintenir en marche. De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l’autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure , car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d’expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Gallimard, 832