Mieux que celle du jour, la lumière des cires découvrait le visage à travers la mousseline. Quelques heures avaient suffi pour l’apaiser, le détendre, et le cerne agrandi des paupières closes faisait comme une sorte de regard pensif. C’était encore un visage fier, certes, et même impérieux. Mais il semblait se détourner d’un adversaire longtemps bravé face à face, pour s’enfoncer peu à peu dans une méditation infinie, insondable. Comme il était déjà loin de nous, hors de notre pouvoir ! Et soudain j’ai vu ses pauvres mains, croisées, ses mains très fines, très longues, plus vraiment mortes que le visage, et j’ai reconnu un petit signe, une simple égratignure que j’avais aperçue la veille, tandis qu’elle serrait le médaillon contre sa poitrine. La mince feuille de collodion y tenait encore. Je ne sais pourquoi mon cœur alors s’est brisé. Le souvenir de la lutte qu’elle avait soutenue devant moi, sous mes yeux, ce grand combat pour la vie éternelle dont elle était sortie épuisée, invaincue, m’est revenu si fort à la mémoire que j’ai pensé défaillir. Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain, que nous nous étions affrontés tous les deux à l’extrême limite de ce monde invisible, au bord du gouffre de lumière ? Que n’y sommes-nous tombés ensemble ! « Soyez en paix », lui avais-je dit. Et elle avait reçu cette paix à genoux. Qu’elle la garde à jamais ! C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! L’espérance qui se mourait dans mon cœur a refleuri dans le sien, l’esprit de prière que j’avais cru perdu sans retour, Dieu le lui a rendu, et qui sait ? en mon nom, peut-être… Qu’elle garde cela aussi, qu’elle garde tout ! Me voilà dépouillé, Seigneur, comme vous seul savez dépouiller, car rien n’échappe à votre sollicitude effrayante, à votre effrayant amour.
Journal d’un curé de campagne de Bernanos
Présentation – Père Etienne Givelet