On parle beaucoup aujourd’hui du Royaume, mais pas toujours en accord avec la pensée de l’Eglise. Il existe, en effet, des conceptions du salut et de la mission que l’on peut appeler «anthropocentriques», au sens réducteur du terme, dans la mesure où elles sont centrées sur les besoins terrestres de l’homme. Suivant cette manière de voir, le Royaume tend à devenir une réalité exclusivement humaine et sécularisée où ce qui compte, ce sont les programmes et les luttes pour la libération sociale et économique, politique et aussi culturelle, mais avec un horizon fermé à la transcendance. Sans nier qu’il y ait des valeurs à promouvoir également à ce niveau, cette conception reste toutefois dans les limites d’un royaume de l’homme privé de ses dimensions authentiques et profondes, et elle se traduit facilement par l’une des idéologies de progrès purement terrestre. Le Royaume de Dieu, au contraire, «n’est pas de ce monde…, il n’est pas d’ici »
Il y a d’autres conceptions qui mettent délibérément l’accent sur le Royaume et se définissent comme «régnocentriques», elles mettent en avant l’image d’une Eglise qui ne pense pas à ellemême, mais se préoccupe seulement de témoigner du Royaume et de le servir. C’est une « Eglise pour les autres», dit-on, comme le Christ est «l’homme pour les autres». On analyse la tâche de l’Eglise comme si elle devait être accomplie dans deux directions: d’une part, promouvoir ce qu’on nomme les «valeurs du Royaume», telles que la paix, la justice, la liberté, la fraternité, d’autre part, favoriser le dialogue entre les peuples, les cultures, les religions, afin que, grâce à un enrichissement mutuel, ils aident le monde à se renouveler et à avancer toujours plus vers le Royaume.
A côté d’aspects positifs, ces conceptions comportent souvent des aspects négatifs. D’abord, elles gardent le silence sur le Christ: le Royaume dont elles parlent se fonde sur un «théocentrisme», parce que — dit-on — le Christ ne peut pas être compris par ceux qui n’ont pas la foi chrétienne, alors que les peuples, les cultures et les diverses religions peuvent se rencontrer autour de l’unique réalité divine, quel que soit son nom. Pour le même motif, elles privilégient le mystère de la création qui se reflète dans la diversité des cultures et des convictions, mais elles se taisent sur le mystère de la Rédemption. En outre, le Royaume tel qu’elles l’entendent, finit par marginaliser ou sous-estimer l’Eglise, par réaction à un «ecclésiocentrisme» supposé du passé et parce qu’elles ne considèrent l’Eglise elle-même que comme un signe, d’ailleurs non dépourvu d’ambiguïté.
Jean-Paul II, Redemptoris missio, 17
Cours d’Ecclésiologie sur le rapport entre l’Eglise et le Royaume